J’aimerais trouver les mots, mais en ce moment, mon encre semble s’être asséchée. J’erre tel un spectre au milieu de cette foule, arpentant ces rues bondées. Sous les premiers rayons de soleil printanier, seule ma solitude semble vouloir m’accompagner. Ô ma chère Alice, compagne de mes temps obscurs, ressers-moi encore un verre pour que je puisse goûter une fois de plus à cette amertume que je connais si bien. Je les observe, main dans la main, profitant de ce repos dominical. Ils semblent profiter de l’instant, mais leurs regards les trahissent. Je sais que tout cela n’est qu’apparence. Je devine ce qui se cache derrière ces masques de faux-semblant. Eux aussi sont seuls, mais ils l’ignorent encore. Pour le savoir, il faut se regarder dans le miroir. Et celui-ci sera toujours une matière qui fera réfléchir.
Le moment où l’on se retrouve face à soi-même sera toujours difficile. On aura beau avoir déjà eut cette expérience maintes fois, à chacune d’elle, c’est sans voile, sans artifice, qu’il faut se regarder dans le miroir. L’alchimiste sait que cela fait partie des processus obligatoires. Son reflet saura lui rappeler qu’il y a deux éléments qu’il ne pourra transformer, cette image qui est reflétée et le temps. Ce sont les deux seules choses auxquelles il ne pourra absolument rien. Il aura beau se cacher, maquiller les intempéries de l’âge, un regard ne sait mentir et les vieilles âmes savent très bien cela.
Face à soi-même, on ne peut se dire que la vérité. On aura beau se raconter des choses pour se réconforter, mais le regard ne sait se taire. Pour cela, ces moments doivent se faire dans la plus grande solitude, car c’est à ce « seul » moment que l’on peut se parler librement.
Derrière le miroir, se cache un autre monde, dont ce grand reflet glacé en est la porte et dont nous en sommes la clef. Un univers où le temps et l’espace ne font qu’un. Malléable et modifiable à souhait, mais pour y arriver, il faut s’affranchir de la matière. Seul l’anima peut y accéder, ce lieu est interdit au corpus et au spiritus. L’âme est libre, elle issue de la lumière qui cherche à être révélée, alors pour rejoindre cette dimension, une vie après l’autre est nécessaire pour séparer le subtil de l’épais. Combien encore ? Dis-moi, ma douce Alice, mère Nature et Alchimiste mortifère. Combien de vies encore ? Combien encore de solitude ? Combien de vérités que je vais devoir encore observer ?
Ce monde se ment, ce monde se cache. Il voudrait être, mais il préfère avoir. Il se trompe d’auxiliaire. Le vicieux est mis à l’honneur, le vertueux doit vivre un calvaire. Ce monde est à l’envers. Alors, ma chère, permets-moi ce soir de te rejoindre un instant de l’autre côté de ce miroir pour que je puisse me ressourcer. Il n’y a rien ici qui pourrait apaiser cette peine.
Une question demeure. Qu’avons-nous fait pour nous être retrouvé ici ? Quel crime avons-nous commis pour nous être retrouvés dans cette dimension enfermée sur elle-même ? L’éternité, est-ce le prix à payer pour pouvoir être libre ? Cette solitude, je ne peux plus la supporter, et je sais que tu n’aimes pas quand je pose toutes ces questions. Je devrais être comme tous les autres, mais j’ai passé toutes les épreuves. Materia confusa, calcination, aqua ardens, sublimation, condensation, cristallisation, albification, solidification, nigredo, descente aux profondeurs, pouvoir des mots… Il ne me reste plus qu’une seule et unique étape… L’or au noir… L’étape ultime où l’on s’affranchit de la matière, moment où l’on a plus besoin d’être pour pouvoir exister.
Je sais que cette vie est la dernière qui m’est accordée. Alors soit sans crainte ! Je ne t’ai pas attendu pour en savourer chaque seconde. L’amertume de l’instant, même le plus suave, je l’ai apprécié jusqu’à sa dernière goutte. Désormais, tu n’as plus aucune influence sur moi. Devant ce miroir que l’alchimiste à su créé, je me suis libéré de ton emprise. Dans mon regard riant, je regarderais le tien plein de larmes. Oui, ma chère Alice, tu ne rêves pas. Je viens de m’évader sous tes yeux. Dans ce miroir, je viens de percer tous tes secrets. Je n’ai plus peur de toi, car je sais les moindres recoins de tes sentiers, même de celui que l’on appelle la voie du milieu et que peu savent arpenter. Alors, quand j’en aurais assez de courir ici, quand je serais rassasié du miel de cette vie, tu auras le droit de me retrouver. Mais ce sera pour un instant seulement, car tu as fait de moi un homme libre et que je ne peux me contenter d’une fin quand je sais que mon histoire ne peut qu’à chaque instant, ne faire seulement que commencer…
©S.L – 26 mars 2017
Photo : Nicolas Reignier – Jeune fille à sa toilette ou « vanité » – 1626