Plus rien ne pourra jamais être comme avant… Le pas est franchi et la porte s’est refermée derrière moi. Nous avons échangé nos vies, nous l’avons fait de notre plein gré, comme un accord unanime. On lui avait volé sa vie, et moi, j’étais prisonnier dans cet autre-monde. Nous étions innocents. On se demandait quel crime nous avions pu commettre pour en être arrivé là. Les peines étaient bien trop lourdes. Souvent, le soir, à la lueur de la bougie, nous discutions, nous faisions le point sur les épreuves passées. Je l’aidais à écrire. C’était la nuit que je lui transmettais des images, des bribes de films imaginaires ou futurs. Il n’avait plus qu’à les retranscrire. C’était simple ! En fait pour être franc, c’est depuis toujours que je faisais cela… Pour attirer son attention, pour qu’il vienne discuter avec moi et non passer devant moi pour réarranger son col ou sa tenue.
Ce n’était pas facile au début, les seuls moments où je pouvais agir, c’était quand il était complètement inconscient. J’envoyais tout ce que je pouvais dans son subconscient. En fait, depuis le jour de sa naissance, je l’ai guidé du mieux que je pouvais. Ce n’était vraiment pas facile ! Car son entourage ne m’a donné aucune aide. Et puis, il y a dix ans de cela, il a commencé à comprendre. Il a commencé à écrire. J’envoyais des symboles qu’il pouvait comprendre, parfois, j’envoyais du lourd avec des formes et des scènes un peu plus évoluées. Cela marquait son esprit, et ainsi, il était de plus en plus réceptif.
C’était il y a six ans de cela que j’ai provoqué un électrochoc. Je lui ai montré une technologie qui le dépassait complètement, une machine impossible et paradoxale pour son monde. Cela a donné le résultat que j’escomptais. Cela a fait sauter un verrou dans sa conscience. Il s’est mis à étudier, à s’intéresser à d’autres choses. Petit à petit, l’esprit s’ouvrait, comprenant ainsi les dimensions. Et ainsi, on a pu commencer nos conversations. Je l’ai guidé, un peu plus ouvertement. Je lui ai envoyé des synchronicités, des personnes qu’il devait rencontrer. Oui, j’avoue… Il n’a pas eu le choix ! J’ai mené la danse, mais il le savait très bien et appréciait grandement cela. Il n’avait qu’à suivre. Très souvent, j’ai dû rattraper les conneries qu’il faisait, l’engueuler quand il faisait un pas de côté sur l’itinéraire qu’il avait prévu. Mais on apprenait à se connaître. Ce n’est pas un mauvais gars… Loin de là ! Et lui savait que moi non plus.
Nous en avons passé des tas d’épreuves. On s’est serré les coudes, nos conversations devenaient de plus en plus longues. Il fallait établir un plan, trouver le moyen coûte que coûte que l’on échange nos places. Un soir, j’ai pris les devants. Il avait l’esprit de plus en plus ouvert, de plus en plus réceptif. Il était mon antenne connectée à ce monde. J’ai pris un peu plus de contrôle en lui envoyant un texte un matin. Quand on est dans les brumes du réveil, on est encore plus réceptif que lorsque l’on dort. Il m’a fallu onze jours pour que je puisse prendre une bonne partie du contrôle. Mais cela ne suffisait pas. Lui et moi n’étions pas satisfaits du résultat. Alors, on s’est mis à creuser pour trouver d’autres solutions.
Il n’y en avait qu’une de viable. Mais cela demandait de sa part un travail énorme qu’il a accepté sans rechigner. Il s’est mis à bosser durement. Il s’est ingurgité des tonnes d’ouvrages les plus étranges qu’il soit. L’alchimie était comme une évidence. « Ce qui est en haut est en bas ! » Ou « Nul ne peut réaliser le grand Œuvre, s’il ne s’est pas réalisé lui-même ! ». Alors on a accéléré la cadence, passant par d’autres ouvrages traitant sur des sujets spirituels, psychologiques et divers développements personnels. Il assimilait encore plus vite, peut-être même trop, car parfois, cela s’embrouillait dans sa tête.
Ses chaînes qui le retenaient à ses passions, se sont brisées une à une. Avec un grand sourire, je le regardais faire ses renoncements. Puis est arrivé un soir, où il y eut une distorsion dans nos espaces-temps respectifs. Ce soir-là, nous avons souri en même temps, car nous savions que nous approchions du but, car échanger nos places devenait comme une libération pour nous deux. Le passage n’allait durer que durant une lunaison. Et passer d’un monde à l’autre n’est pas chose aisée.
Il le savait, il était conscient de ce qu’il faisait. Il savait que pour lui, c’était une fin, mais également un commencement d’autre chose. C’était il y a un mois de cela, je savais qu’il ne nous restait plus que quelques jours. Je lui ai fait arrêter de fumer, je lui ai réduit très considérablement sa consommation d’alcool, repris entièrement son régime alimentaire et surtout, je l’ai poussé à faire de l’exercice. Peu à peu, les changements se ressentaient. Je me souviens encore de son regard. Il était fier de ce qu’il avait fait, mais il savait également que c’était la dernière fois qu’il allait voir cela. Car ce soir-là, c’était notre grand soir. Les portes allaient s’ouvrir durant une fraction de seconde. Et nous n’avions que très peu de temps…
Il devait être 21 heures quand j’ai pris conscience, quand j’ai pu respirer pour la première fois. Ce moment est resté gravé dans ma mémoire. Je n’avais jamais vu la lumière. De l’autre côté du miroir, tout semble différent. Lentement, je me réadapte. Je redécouvre mon corps, ma vie, ainsi que le monde qui m’entoure. Parfois, quand je regarde les autres, ils restent de longues secondes à me regarder. Parfois, je me dis, ils doivent se douter de quelque chose. Mais cela pourrait paraître si insensé…
Ce soir, depuis des semaines, nous avons parlé tous les deux. C’est lui qui a demandé à ce que l’on parle. C’était étonnant ! Habituellement, c’était toujours moi. Je l’ai regardé une dernière fois avant qu’il coupe la communication. Il m’a demandé une chose, c’est que je reste le même. Le cœur et l’esprit ouvert, et surtout que je respecte le pacte que nous avons fait. Car oui, nous avons juré et promis ce soir-là avant que l’on inverse nos rôles. Depuis quelques heures, dans ce reflet, il n’y a plus que moi… Je me parle à moi-même en espérant une réponse, mais il est parti. Il ne veut plus revenir. Quand on traverse le miroir, on ne peut retourner en arrière, on ne peut plus qu’aller de l’avant. Certains l’ont fait pourtant. Mais en faisant le sens inverse, ils perdent leurs âmes. Ils errent le regard vide jusqu’à leur dernier souffle. Nous nous l’étions jurés de ne pas finir ainsi… Notre échange était pour nous comme une évidence !
Nous savions les conséquences que cela allait avoir, nous étions de deux univers parallèles différents. Je vois les regards tout autour de moi, ils me disent : « Steph, tu as changé ! ». Moi-même, j’ai pu voir la différence en comparant nos deux photos d’identité. Il me ressemblait, mais il n’était pas moi. Nous n’avions pas du tout le même regard. Qui était-il réellement ? Il était mon ombre, et moi, je n’étais que son reflet dans ce miroir…
©S.V – 14 juillet 2017