À l’ombre des Capucines

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Pour un célibataire endurci, malgré toutes les apparences que l’on peut se donner. Quand le mois d’août revient et que tout le monde est parti. La liberté se fait trop lourde et la solitude plus légère. C’est à ce moment-là que les souvenirs remontent à la surface. C’était il y a trente-cinq ans, et pourtant, au plus profond de ma mémoire, tout est resté intact. Je n’étais qu’un enfant. Je venais d’entrer en primaire. Nous vivions, mes parents, ma sœur et moi, dans une petite ville de la Drôme. À cette époque, j’avais des préoccupations d’enfant de mon âge : l’école, la télévision et ses dessins-animés que je regardais sur l’écran en noir et blanc, les copains, la famille qui habitait loin et les copieux quatre heures. Et puis, il y avait Laurence…

Tous les deux, nous avions tout partagé. Ma mère la gardait pendant que ses parents travaillaient. Nous avions le même âge. Nous n’avions que six mois de différence. Nous étions inséparables, on se disait tout. Absolument tout ! Ce fut elle-même, alors que nous n’avions que cinq ans, qui m’annonça la terrible révélation sur le père Noël qui n’existait pas. Nous partagions tout, nos jouets, nos goûters, et même dans nos bisous d’amour d’enfant, nous partagions même les joyeusetés infantiles telles que la rougeole, oreillon, varicelle et rubéole…

Le CP venait de se terminer, quand mes rêves se sont effondrés pour la première fois. Mes parents nous annoncèrent que l’on allait déménager. Nous allions rejoindre la famille qui habitait loin, à quelques kilomètres au nord de Lyon. Ce n’était pas bien loin me direz-vous. Mais quand on est enfant, que l’on est malade en voiture, une distance de 100 kilomètres, c’est le bout du monde ! J’ai dû dire adieu, à mes copains, à cette ville et à mon premier amour d’enfance. C’était mon cœur que l’on arrachait. Mais pour ceux que je laissais derrière moi, je venais de disparaître. Je sombrais peu à peu dans l’oubli. Je savais qu’il n’y avait que dans la mémoire d’une seule personne que j’allais rester. Julie, Laurent, Samuel, Nolwenn, Cédric, Samuel et Nicolas allaient m’oublier petit à petit. À l’ombre de l’école des Capucines, mon enfance s’est arrêtée brusquement. Dans la nouvelle école, ce n’était plus pareil. J’étais un étranger avec un drôle d’accent qui s’est estompé avec le temps. Je n’arrivais pas à me faire avec ces autres enfants. Isolé dans mon coin, je repensais à cette ville, à mes copains. Je voulais revenir à Saint-Vallier, dans mon esprit, j’étais de là-bas. Je n’arrivais pas à planter mes racines dans cette ville de Villefranche où j’étais pourtant né !

Les années s’écoulèrent… Après la primaire, une secondaire, deux lycées, un service militaire de deux ans. J’ai voulu revenir. Oui, je dois l’avouer… Malgré mes premiers flirts, l’amour que j’éprouvais jadis était resté intact. Je me souviens encore très bien quand je l’ai vu. Ils s’étaient rencontrés au lycée, et moi, j’étais parti trop longtemps. Je n’étais plus qu’un gentil fantôme du passé auquel on repense avec nostalgie. C’est à ce moment que mes rêves se sont effondrés pour la seconde fois. Je savais que je n’avais pas le droit, qu’il fallait que je tire un trait sur cet amour d’enfance dont on m’avait privé. Mais je ne pouvais pas. Mes souvenirs, c’était ce dont à quoi je m’étais accroché pour tenir dans mon enfer. Les moqueries de cette nouvelle école, la continuité de celles-ci au collège, puis les séquelles au lycée. Laurence et cette ville, c’était ce qui m’avait permis de tenir. Alors, je suis parti… Une fois de plus…

Mon métier, je ne l’ai pas choisi, c’est lui qui l’a fait pour moi ! Un jeune homme débrouillard, avec une bonne éloquence, polyglotte et surtout ayant une bonne expérience dans la conduite d’autobus, c’est une aubaine pour une compagnie de voyage. J’ai pu faire le tour de la France, de l’Europe… On m’avait dit un jour que j’allais aller loin, alors c’est là où je suis allé. Loin… Très loin… Jusqu’au bord de la mer noire… Je suis allé de partout durant quinze ans afin d’essayer d’oublier. J’ai découvert tant de choses durant ces voyages. Je me souviens encore de ce coup de foudre romain durant le conclave, des universités allemandes, de ces visites dans ces musées et châteaux, mes nuits à lire. J’étais avide de culture. Je voulais remplacer les données de mon disque dur, pouvoir changer de logiciel interne. Mais je n’y arrivais pas. Plus je faisais travailler ma mémoire et plus elle s’améliorait. Je n’oubliais rien. Chaque geste, chaque date, chaque circonstance, chaque visage, chaque regard… Je voulais oublier, mais je n’y arrivais pas… Je n’ai jamais su oublier…

Cela fait trois ans que j’ai posés mes valises, et seulement depuis un an et demi que j’ai trouvé le lieu où planter ce qui me reste de racine. Bien que célibataire, je mène une vie heureuse. J’aime me perdre dans le dédale du musée des beaux-arts ou arpenter les rues de Lyon avec mon appareil photo quand la nuit est tombée. Cette année fut vraiment exceptionnelle, car peut-être, pour la première fois, j’ai trouvé un équilibre qui me correspond. Après de longues années d’introspection, ayant visité les zones d’ombre de ma personnalité, il en restait une en particulier qu’il fallait que j’éclaircisse une bonne fois pour toutes.

Trente-cinq ans se sont écoulés, et rien n’a changé. Il semblerait que le temps se soit arrêté depuis 1982. C’est une sensation étrange lorsque l’on revient voir les fantômes de son passé. Les rues, les boutiques, tout est resté identique. La maison familiale est toujours là, devant les boutiques vides en attente de repreneurs. La nostalgie est cruelle quand on voit que notre univers auquel on a tenu toutes ces années se tient dans cet état-là. Dans le regard des passants, je n’ai vu que de la tristesse, de la misère. « Il n’y a plus rien, ici, monsieur ! » M’ont-ils tous dit…

Alors, avant de partir, je suis revenu une dernière fois devant les Capucines. À l’ombre de celles-ci, il y avait encore mon cœur. Trente-cinq ans après, battant toujours autant… Les souvenirs ont ressurgi une dernière fois dans un ultime adieu. Je sais que sans tout cela, je ne serais pas devenu l’homme que je suis devenu. Sans eux, sans ces souvenirs, je n’aurais pas eu la force de m’accrocher. Je suis remonté le long de l’artère principale jusqu’à la gare. J’ai jeté un dernier regard vers cette croisée des chemins là où se joignait les deux routes, l’une vers ma maison, l’autre vers mon école. Et entre les deux, il y a ce bar de l’Univers. Drôle d’endroit… Entre les meubles Pluton et un cabinet d’architecture. Quelle ironie ! Souvent, on s’était demandé de quelle planète je provenais. J’en avais désormais la réponse : de la banlieue de Pluton !

J’avais pourtant une heure d’avance sur le quai de la gare. Mais un train est arrivé à ce moment-là, et il était en destination de Mâcon, mais s’arrêtait à Lyon. Je suis monté dedans, sans réfléchir. J’avais eu ma dose de nostalgie aujourd’hui. À peine une minute plus tard, nous étions déjà partis. Je n’ai pas voulu regarder derrière moi. Je n’ai pas voulu voir mon univers s’effondrer. Je savais que cela devait arriver, car en venant ici, j’étais venu chercher la pierre angulaire pour une nouvelle existence. Cachée à l’ombre des Capucines, même trente-cinq ans après, elle battait encore…

©S.V – 23 août 2017

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