Bureau des missions, 8/12/1975 — 20H40
J’étais complètement crevé. Ma dernière mission avait été particulièrement éprouvante. Le cadran Delta de l’Univers avait connu une longue guerre qui durait depuis plusieurs générations. Y mettre un terme, cela n’avait pas été de la tarte. J’avais dû infiltrer des groupes, mener des batailles, user de diplomatie. Cela avait été long, très long. Mais à force de courage et d’obstination, j’étais arrivé à mes fins. Et puis… Le temps de la paix enfin arrivé, un des partisans d’un des deux camps, me tira une rafale de blaster en plein cœur. C’était fini pour moi, je pouvais enfin renter à la maison et profiter d’un repos bien mérité. Cette vie dans les lointaines contrées galactiques était plutôt sympa, un peu courte, mais palpitante comme je les aime.
Luigi m’attendait dans son bureau. Comme à son habitude, il attendait que l’on vienne faire un debriefing avant que l’on rentre se reposer afin de repartir pour une autre vie qu’il nous avait programmés. Luigi, c’était un vrai planqué, fonctionnaire jusqu’au bout des ongles, il restait l’éternité dans son bureau, le cul vissé sur sa chaise à boire des cappuccinos à longueur de temps. D’après les bruits de couloir de la maison, il paraît qu’il avait mené pas mal de missions à l’époque où nous étions beaucoup moins nombreux. Il faisait partie des « premiers » et qu’à l’époque, ils enchaînaient les réincarnations. Et puis le bureau fut créé et Luigi se fit sa place en créant des méthodes de travail. Nous étions choisis en fonction de nos expériences, de nos compétences et puis surtout des besoins. Dans l’immense pièce blanche, Luigi, habillé par son traditionnel costume noir et cravate blanche, occupait le centre de la pièce. Il restait assis derrière cette table de bois d’ébène où seuls étaient posés quelques feuilles de papier et sa tasse remplit de ce breuvage qu’il aurait soi-disant inventé.
Je lui tendais le rapport de ma dernière mission. Luigi ajusta ses lunettes et parcouru rapidement le document. Il le posa sur un des paniers prévus à cet effet et me regarda droit dans les yeux. Ce n’était pas dans ses habitudes et cela me mettait mal à l’aise. Le regard bleu perçant de ce vieil homme au visage rond et buriné par le temps était sa force. Il s’était entraîné à en jouer afin de nous faire accepter des missions que personne ne voulait. À chaque fois, il fallait négocier, mais Luigi en nous regardant droit dans les yeux et nous disant : « S’il te plaît ! Je n’ai personne d’autre… » On finissait par accepter. Et là, il me faisait le coup de la Diva directement, et cela annonçait quelque chose de pas très orthodoxe.
— C’est Ok ? Demandais-je.
Luigi continuait de me regarder dans les yeux. Cela se voyait qu’il voulait me demander quelque chose, mais qu’il n’osait pas.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Luigi, tu m’inquiètes. J’aime pas du tout cette expression que tu as là.
Il se balança un peu et marqua un temps de silence.
— J’ai un service à te demander, me dit-il de sa voix grave. C’est une mission que personne ne veut.
— Ok ! Mon Luigi, mais si personne ne la veut, c’est parce qu’il y a une bonne raison. Et tu penses me la refiler à moi. C’est ça ?
— Oh ! Je sais que tu reviens d’une très difficile mission et que tu l’as accompli brillamment comme d’habitude. Je ne voudrais surtout pas te déranger, je sais que je t’avais promis une période de vacance.
— Luigi, ça sent l’arnaque ton truc. J’aime pas quand tu fais cette tête-là et surtout quand tu passes la brosse à reluire. Cela ne te ressemble pas. C’est quoi ton truc ?
— Non, mais je ne veux pas te priver de ton repos. Tu l’as mérité après tout…
— Vas-y, accouche !
— Non, mais je voudrais pas…
— Luigi !
— Ok ! Me dit-il en me tendant une feuille de papier.
Je lus les quelques lignes. Il n’y avait rien de spécial qui me mettait la puce à l’oreille. La mission semblait plutôt facile et s’adressait à un agent de première catégorie.
— C’est un truc de bleu ? Pourquoi tu ne la donnes pas aux nouveaux ?
— Ce n’est que la première page. Il y en a plusieurs…
Je fronçais les sourcils. Les trucs à plusieurs pages, c’était des missions assez compliquées. On y était bien souvent seul et on n’était généralement peu ou pas aidé.
— C’est où ton machin ? Demandais-je en consultant les autres feuilles.
— Cadran zéro…
— Pardon ? Répète un peu ?
— Cadran zéro, me répondit-il en souriant.
Je lui tendis les feuilles et lui répondit franchement.
— Luigi, le cadran zéro est une zone en quarantaine. Elle a été interdite depuis très très très longtemps pour des raisons que nous connaissons tous et que nous apprenons à l’école primaire. Cadran zéro, il n’y a qu’une seule planète habitable, située sur la troisième planète d’un système solaire, qui lui-même a été isolé afin que personne ne s’en approche. C’est une zone interdite. Qu’est-ce que tu ne comprends pas dans zone en quarantaine interdite ?
Luigi continua à me sourire et me tendit une tasse de sa mixture.
— Un cappuccino ? Me proposa-t-il afin de détendre l’atmosphère.
— Luigi ! C’est sur la Terre ! C’est des vrais sauvages ! Ils se tapent dessus sans cesse, ils ont rien compris du tout aux principes même les plus basiques de l’Univers. Et toi, tu me proposes une mission là-bas. Et puis, c’est une mission pour débutant, ton truc. C’est pas pour moi. Tu n’as qu’a les envoyer.
— Heu… C’est-à-dire…
— Quoi ?
— J’en ai déjà envoyé plusieurs.
— Combien ? Demandais-je en écarquillant les yeux de surprise.
— Un ou deux… Dix ou vingt… Peut-être un peu plus…
— Combien Luigi ?
— 69.
— Bordel de merde ! T’es un grand malade ! C’est une zone interdite, bannit par les protocoles et toi tu y envois un escadron tout entier !
— Ils vont être en période de transition. On avait besoin d’y envoyer du monde là-bas. Mais tu sais, tu y seras bien.
— C’est des sauvages. Ils ont découvert le feu il y a quoi, 6000 ans ?
— Oui, c’est à peu près ça.
— En tout cas, ils n’ont pas inventé l’eau chaude. Et les autres, tu les as envoyés où ? On est groupés ?
— Un peu partout. J’ai choisi plusieurs secteurs différents.
— Tu sais qu’ils se tapent dessus. Ils saccagent tout, pour des choses qu’ils appellent richesses, et tu nous envoies là-bas avec le risque que l’on se cogne dessus sans même savoir que l’on fait partie de la même équipe.
— C’est une mission d’infiltration et d’observation. Elle a été validée par le conseil afin de prévenir le bouleversement qu’ils vont vivre dans quelques années.
— Bouleversement ?
— Evolution des pensées, de la technologie, des genres. En fait, en regardant leurs courbes d’évolution. Ils vont vivre tout cela assez rapidement. Je t’avoue, que ce ne sera pas si facile que cela. En fait, j’ai envoyé tous mes agents de catégorie A, les plus expérimentés et surtout, les plus endurants.
— Et tu veux que j’y aille aussi ? Mais t’es un grand malade !
— S’il te plaît ! Je n’ai personne d’autre sous la main. Me supplia-t-il avec son regard qu’il savait si bien faire.
— Luigi…
— Je suis vraiment dans la merde. Et puis, quand tu reviens, tu auras ta place au conseil.
— Tu ne m’as pas dit un truc comme ça la dernière fois ?
— S’il te plaît…
— Et merde ! Lançais-je en lui prenant la feuille de route qu’il tenait dans la main.
— Merci ! Me répondit-il en souriant. Je te revaudrais cela.
— Tu dis ça à chaque fois. T’es un vrai escroc !
— Je sais, me répondit-il en riant.
Je me tournai vers la porte et sortit de la pièce. Dans les couloirs de l’agence, c’est vrai qu’il y avait moins de monde que d’habitude. Souvent, je croisais quelques anciens avec qui je prenais le temps pour discuter. Mais là, il n’y avait que quelques nouveaux qui consultaient les nouvelles et les annonces du tableau de mission. Quelques personnes étaient devant moi dans la file d’attente pour rejoindre la salle d’embarquement. Je reconnus l’opérateur et lui tendit ma feuille de route. Celui-ci jeta un œil dessus et esquissa un sourire.
— Toi aussi, tu t’es fait avoir par Luigi ?
— Ouais. J’avoue que je n’ai pas tout compris pourquoi le conseil a validé une telle mission. Mais oui, je me suis fait avoir. Il a envoyé qui ?
— Tous ses vieux briscards ! Il ne manquait que toi ! Me dit-il en riant.
— T’en sais un peu plus ? Demandais-je en m’installant dans la cabine de départ.
— Je sais pas. Mais d’après les rumeurs, c’est quitte ou double pour eux. Le bouleversement prévu pour eux, c’est l’évolution ou l’extinction ! Répondit-il en tapant les coordonnées sur son clavier
— Oh ! À ce point-là ?
— Ouais ! Et la directive première est que vous allez devoir naviguer à l’aveugle dans la première partie de votre vie.
— Pardon ? M’étonnais-je.
— Oui, aucun souvenir. C’est la Terre, cadran zéro, zone de quarantaine. Les souvenirs viennent peu à peu qu’à partir de quarante-quatre ans.
— L’enfoiré !
— C’est ce que je disais. Tu t’es fait avoir, me dit-il en appuyant sur le bouton de mise à feu.
Je reconnus le bruit de la machine. Celui-ci était lent au départ, mais s’accélérait assez rapidement et déclencher la mise à feu du moteur quantique. La première fois, on se fait surprendre par la poussée de la mise en route qui est soudaine. Mais, au fil des missions, on commence à s’y habituer. En l’espace d’un millième de seconde, on passe de zéro à la vitesse de la lumière. L’univers entier défilait sous mes yeux. Je reconnaissais les cadrans qui délimitaient les régions ainsi que les trajectoires des capsules qui étaient envoyées sans cesse. Le paysage qui s’offrait à moi était magnifique à chaque fois, mais aussi terrifiant, car dans cette immensité, des vies, des destins se créaient. Mais cette fois-ci, je me dirigeais vers un secteur assez compliqué, mais je connaissais. La Terre, cela faisait près de 6 000 ans que je n’y étais pas retourné. À cette époque, c’était une tout autre civilisation, mais qui s’était éteinte après un cataclysme de grande ampleur. C’était le temps de l’Atlantide, c’était l’âge d’or. Et puis tout est parti en vrille…
J’entendis les moteurs ralentir, cela signifiait que j’arrivais à destination. Un léger choc, une chaleur intense, puis le froid. L’atmosphère de la planète me remplissait et brûlait mes poumons. J’étais expulsé…
Villefranche-sur Saône, 8 décembre 1975 – 20H55
Le docteur Issac Yachoud était dans la salle de travail avec son équipe de travail. Au centre, une femme était en train d’accoucher. Je venais tout juste de sortir la tête du ventre de ma mère. Dehors, il y avait du bruit. C’était la fête, une fête qu’ils appellent ici « fête des lumières. Les gens chantaient dans la rue, une chanson populaire de l’époque : « À la pêche aux moules, moules, moules. Je ne veux plus y aller, Maman ! ». Comprenant alors ce qui m’attendait, c’est à ce moment-là que je poussai mon premier cri. Et c’est ici, sur cette planète, que je suis né…
©Stéphane LEVEQUE – 8/12/2019
Cette fois j’ai compris…
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