
Jour 10,
« Quel est ce pays, où frappe la nuit, la loi du plus fort ? » chantait si justement Michel Berger. Cette chanson me revient souvent quand je vous vois tous, derrière vos barreaux, vivant le confinement a votre manière. Chacun de vous derrières vos fenêtres, libres dans vos têtes. Déjà mort peut-être ? J’espère bien que non. Et bien souvent, lorsque vient 20h, nous vous entendons applaudir. Mais j’avoue que vos applaudissements, parfois me rendent mal à l’aise.
Que l’on soit personnels soignants, pompiers, policiers, caissières de supermarché, aide à domicile, conducteurs de bus, de tram ou de métro, éboueurs, agriculteurs, ouvriers dans les chaînes de production, pharmaciens, postiers, cheminots, boulangers, ambulanciers, chauffeurs routiers et bien d’autres, nous existions avant cela. Nous étions bien souvent invisibles, vivants parmi vous. Nous étions là, bien souvent toisé d’un regard. Nous étions ceux qui n’étaient rien. Nous n’étions ni dans le système de finance, dans le e-business, « community manager » ou toutes ces nouvelles disciplines que l’on voyait surgir au fil de l’évolution de cette société. La discrimination sociale, nous la vivions quotidiennement, nous étions les témoins de la dérive de cette société qui écrasait les autres. Nous connaissions cela, nous regardions impuissants malgré les revendications, le chemin que prenait notre monde. Nous étions là, mais chacun ne regardant bien que ce qu’il souhaite voir, nous étions invisibles.
Aujourd’hui, avec cette quarantaine, nous sommes sous les feux des projecteurs. Nous sommes l’essentiel pour nos communautés. Nous permettons de vous soigner, de vous nourrir, de vous transporter, de vous approvisionner… Les mots envers nous se sont adoucis, dans vos regards, il y a de la compassion. Les illusions s’étant dissipées, vous voyez notre quotidien. Même si nous vivons une situation inédite, nos métiers sont une réalité et vous découvrez que ceux-ci sont essentiels. Cet instant, sonne un peu pour certains d’entre nous comme une revanche. Nos villages, villes, départements, région ainsi que notre pays continue de fonctionner même si cela se fait au ralenti. Nous faisons ce que nous pouvons, mais comprenez que l’on y met toute notre bonne volonté.
Entre-nous, nos liens se resserrent. Nous échangeons, discutons, veillons les uns sur les autres. Le service public semble consolider ses fractures pour mieux se renforcer. Vous nous voyez encore dehors, certains ont des protections, d’autres non. Mais dans tous les cas, nous sommes en première ligne face à la menace.
Le confinement permet de mettre en relief les nécessités de nos vies. Devant un si beau soleil, la tentation de sortir est forte. Beaucoup aimeraient sortir, retrouver l’ambiance d’une « Dolce Vita », boire un verre en terrasse, retrouver la famille et les amis. Mais pour l’instant cela est impossible, tant que le virus circule. Alors quand on voit d’autres qui sont dehors, malgré les interdictions, certains s’offusquent, d’autres dénoncent. Comprenons également la réalité de ces autres invisibles que peu osent regarder en face.
Ils sont SDF, précaires sociaux, psychotiques, marginaux, non-adaptés, vivant de marchés « parallèles ». Ils ont des petites retraites, certains étaient travailleurs non-déclarés, sans papiers, la rue était leurs quotidiens. Ils vivaient de petites ressources, grappillant ci et là des restes des marchés ou des poubelles. Ils sont une réalité qui n’est pas toujours regardé en face. Certes, des mesures sont prises, mais devant l’ampleur de cette réalité, les moyens déployés seront insuffisants. Eux aussi, à leurs manières, prennent leurs revanches en étant mis en lumière. Nous les connaissions, les avons croisés tant de fois, nous avons alerté nos hiérarchies sur ce problème. Mais nous avons eu tous la même réponse que l’on n’avait pas les moyens d’aider tout le monde, que l’on ne pouvait rien faire et qu’ils avaient fait leurs choix.
La réalité de la misère sociale semble être sacrifiée. Tant pis si elle propage le virus dans les quartiers populaires ! L’exclusion, c’est le rejet de ce que l’on ne veut pas. Certains parlent de déchets, de rebuts… Est-ce cela l’Humanité ? Devons-nous continuer de faire l’autruche ? Nous sommes au 10éme jours, et les restes a grapiller s’amenuisent, la charité s’amenuise et la solidarité s’étouffe. Ce qui a été exclu a conscience de ce qu’il va arriver. Dans certains arrêts de bus, j’en ai croisé, et j’ai croisé leurs regards. Ils savent qu’ils sont condamnés. Ils sont les misérables et savent très bien que Valjean ne viendra pas à leurs rescousses.
C’est une dure réalité qui n’est pas apparue aujourd’hui avec ce virus. Les difficultés du service public, les conditions de travail, l’exclusion et tant d’autres choses existaient bien avant cela. D’autres problèmes seront mis en lumière, comme la violence conjugale, la misère culturelle, les addictions… Tous ces vieux spectres vont ressurgir,., mais forcés dans le confinement, les loups se seront dévorés entre eux ou s’ils n’ont pas été éradiqués par le fléau. Devons-nous être conscient de l’ensemble de réalité pour prétendre encore être humain ? J’ai l’audace de le penser…
Texte et photo : ©Stéphane Lévêque – 25 mars 2020